Nous devons l'invention et la description du pervers narcissique, en 1986, au psychanalyste Paul Claude Racamier. Parler ici de concept, ou même de visée nosographique (classification), me semble fort discutable. Outre qu'une reconnaissance de l'appellation proposée par Racamier demeure marginale dans la communauté psy, sinon peut-être comportementale, associer les termes "pervers" et "narcissique" relève de la redondance. En effet, la perversité en question, que nous distinguerons plus loin de la perversion, implique par nature une défaillance du narcissisme. C'est d'ailleurs pour tenter de résoudre ladite défaillance, combler un moi lacunaire, que notre pervers utilisera le narcissisme de l'autre afin de colmater les failles du sien. Du coup, l'autre se voit refuser le droit à un narcissisme propre, celui-ci étant réservé à l'usage de notre pervers. Nous sommes donc dans une relation de type anaclitique, c'est-à-dire où l'objet, l'autre, est choisi pour étayer un narcissisme incomplet, dangereusement bringuebalant, l'autre en question faisant office de prothèse narcissique, et nous conviendrons qu'il soit difficile d'utiliser une prothèse douée d'autonomie. "L'art" du pervers consistera donc à modeler ladite prothèse à sa morphologie, refusant, détruisant, sculptant toute forme de l'autre qui ne soit à sa convenance. En somme, le pervers se soigne en éradiquant le désir de l'autre afin d'y implanter le sien.
Ce qui distingue de prime abord le pervers atteint de perversion du pervers s'adonnant à la perversité, que nous appellerons "pervers ordinaire" (en référence à l'ouvrage de J P Lebrun : La perversion ordinaire), celui qui nous intéresse ici, c'est que ce dernier opère dans un registre non sexuel, au quotidien, alors que le pervers frappé de perversion, que nous appellerons "pervers lourd" (pervers archétypal décrit par le passé en tant qu'entité structurelle), celui-ci sévit surtout dans le domaine d'une sexualité aberrante. Mais dans les deux cas, de suivre l'approche structuraliste du psychanalyste Jean Bergeret, entre autres, la nature de l'angoisse contre laquelle lutte le pervers est dite de perte d'objet. Autrement dit, notre futur pervers, bien qu'ayant dépassé la période fusionnelle de sa prime enfance, ne parviendra pas, malgré tout, au stade oedipien qui permet de s'extraire de la dépendance. Nous sommes donc en plein dans les pathologies du narcissisme, entre "moi idéal", où l'enfant est à lui-même son propre idéal, tout puissant, omnipotent, et "idéal du moi", où l'enfant intègre et apprend à composer avec la réalité ; nous sommes entre les structurations psychotiques et névrotiques, entre deux, aux limites de chacune, que l'on nomme par conséquent "états limites".
Les états limites, ou borderline, et donc nos pervers, ont pour trait commun d'avoir comme horizon la dépression, l'effondrement d'un moi entre deux structures, ne tenant que s'il parvient à s'appuyer sur un objet extérieur afin d'étayer son narcissisme immature. C'est un "enfant préoedipien", autour de quatre ans, qui se construit normalement tant que maman est là pour approuver ladite construction, mais si elle s'éloigne de trop, notre bambin ne sait plus... et l'angoisse le submerge. Le destin de l'état limite dépendra donc de la qualité et de la souplesse des défenses qu'il parviendra à mettre en place pour lutter contre la menace quasi structurelle de son angoisse d'abandon, sous peine d'effondrement. Malheureusement, les défenses les plus adaptatives, celles des structures névrotiques, justes entraperçues, lui sont difficilement accessibles, alors que les défenses de mode psychotique, qu'il connaît bien, doivent être adaptées à son degré d'évolution, celui-ci ayant dépassé l'angoisse de morcellement propre aux structures psychotiques, mais sans atteindre à la maturité oedipienne. Ainsi, par exemple, le clivage, qui consiste à diviser le moi ou l'objet en deux parties qui se méconnaissent, sera aussi employé par l'état limite, mais concernant plus globalement la réalité extérieure, celle-ci étant divisée en un secteur où le moi trouvera à s'exprimer normalement, puis, un autre secteur, menaçant, où le moi devra affronter son angoisse. Toutefois, si les deux secteurs ne peuvent cohabiter, ils ne s'ignorent pas pour autant, contrairement au clivage psychotique. Ainsi, l'état limite, pervers ou non, tant que sa défense tient bon, demeure adapté à la réalité. Cela dit, quelque soit la défense mise en évidence, celle-ci ne peut être observée qu'en relation aux autres défenses lui étant associées.
Concernant plus spécifiquement les pervers, c'est donc de l'assemblage de leurs défenses, de la manière dont elles fonctionnent et des mouvements qui en résulte, que nous pourrons séparer perversion et perversité. La distinction portera ici sur cet autre mécanisme de défense du moi qu'est "le déni". Pour ce qui est de la perversion, le déni trouve son origine dans la confusion entre pénis et phallus, l'organe masculin, des plus réel, étant associé par le pervers à l'organe symbolique, sans réalité concrète, métaphore de la fonction paternelle, figurant la puissance souveraine, l'ordre, la loi, et tout ce que l'imaginaire social attribue généralement de pouvoir à l'homme. Bien entendu, le phallus, organe narcissique, signifiant du désir dirait Lacan, appartient aux deux sexes, sauf s'il y a confusion avec le pénis. Ainsi, le pervers lourd, refusant que maman, objet d'étayage, soit privée du susmentionné organe, est-il amené à dénier le sexe féminin, d'où ses passages à l'acte visant à surmonter une angoisse en rapport direct avec sa perception insensée d'une sexualité inconcevable. Ainsi, la perversion est celle des aménagements qui des organisations limites de la personnalité se trouve au plus près des structures psychotiques, son déni conduisant la partie du moi confrontée à l'angoisse à produire des réponses délirantes lorsque celui-ci se voit submergé par l'impossible objet partiel de son déni, un sexe féminin. Toutefois, la partie adaptée du moi permet une reconnaissance intellectuelle de la féminité et, par conséquent, d'être très bien inséré socialement. Notons qu'à l'origine de la perversion se trouve bien souvent une instance maternelle en proie audit déni, refusant pour elle-même l'absence de pénis, en réalité de phallus, et induisant par là même son propre délire chez sa progéniture.
Pour ce qui est de la perversité, concernant donc nos pervers ordinaires, nous avons à faire, non plus à un aménagement spontané en provenance du tronc commun des états limites, mais, bien que toujours en provenance dudit tronc, à un aménagement caractériel visant à imiter les comportements névrotiques. Ici, Bergeret s'en réfère justement à Racamier, mais celui de 1963, qui pointe trois aménagements caractériels possibles : névrotique, psychotique et pervers, les deux premiers n'ayant qu'un lointain rapport quant aux lignées structurelles de même nom, l'angoisse demeurant pour les aménagements caractériels de perte d'objet. Quant au troisième aménagement, nous ne parlerons plus de perversion, mais de perversité, le déni étant de refuser à l'autre le droit à un narcissisme propre, celui-ci étant perçu comme une menace s'il n'est pas entièrement dédié à notre pervers ordinaire afin de répondre à ses exigences affectives. En somme, notre pervers ne fait qu'appliquer le principe énoncé auparavant, qu'une bonne prothèse, en l'occurrence narcissique, doit être confectionnée sur mesure pour son utilisateur, et comme l'on n'est jamais si bien servi que par soi-même, pour contrôler ladite prothèse, son objet d'étayage, le pervers ordinaire usera principalement de cet autre mécanisme de défense du moi qu'est "l'identification projective". Il s'agira, pour notre pervers, de prendre possession de l'autre, d'exercer sur lui un contrôle omnipotent, d'en faire une expansion narcissique du moi afin de projeter sur l'objet visé les affects et éléments pulsionnels indésirables que notre pervers ordinaire ne peut tolérer en lui.
Qu'il s'agisse de perversion ou de perversité, et de la grande variété de comportements qu'elles impliquent, nous voyons qu'il s'agit de deux entités "structurelles" fort différentes, bien qu'issues du même tronc commun, anaclitique, narcissique. Partant, l'emploi du terme pervers narcissique peut aussi bien s'adresser à l'une qu'à l'autre de ces deux entités. Or, cette appellation, pervers narcissique, dans les descriptions qui en sont faites, concerne très clairement la seule branche perversité. En soi, nous pourrions dire que la chose n'a pas grande importance, comprenant très bien de quoi il retourne, mais je crois que cette confusion n'est pas innocente, et même révélatrice de l'air du temps sécuritaire, pour ne pas dire paranoïaque, dans lequel nous évoluons. Le seul comportement similaire entre perversion et perversité est l'absence de culpabilité du sujet face à ses victimes. Nous attribuerons cela à un surmoi trop immature, encore dominé par un moi idéal maîtrisant mal ses pulsions. Or, c'est cela qui semble préoccuper en premier lieu les adeptes de l'appellation pervers narcissique : stigmatiser l'absence de jugement moral, désigner la partie adaptée du moi, du bon coté du clivage, comme responsable de la toxicité de l'autre coté, le mauvais, amoral. Il ne s'agit plus de comprendre l'âme noire du pervers afin d'en débusquer le morbide, de soulager la douleur, l'angoisse à l'origine du trouble, mais de juger et condamner un sujet malfaisant, notre semblable, c'est-à-dire doué de raison, la notre, et au final punir le méchant déviant car responsable de ses actes. Mais après tout, pourquoi pas ? En un temps où l'on trouve des psychiatres, auxiliaires de justice, déclarant des psychotiques responsables de leurs actes afin de pouvoir les emprisonner, quel mal y aurait-il à user de la chose psy pour classer les bons et les mauvais sujets, les bons et les mauvais pervers ? D'un coté les harceleurs moral, vils s'il en est, et de l'autre coté, ceux pour qui la fin justifie les moyens, usant de perversité au service d'une noble cause, comme par exemple sous couvert d'idéologie, de philosophie, de religion, voire de psychologie.
En fait, si nous devons l'appellation pervers narcissique à un Racamier visiblement énervé par les susdits, « tuez les, ils s'en foutent, humiliez les, ils en crèvent », c'est la psychiatre Marie France Hirigoyen, non moins énervée, qui en popularisera l'usage par son livre devenu best-seller, "Le harcèlement moral". Elle sera d'ailleurs à l'origine d'une loi visant à réprimer nos pervers harceleurs, qu'elle nomme aussi "pervers paranoïaques", encore la confusion des genres, mais on n'est plus à ça près. De toute manière, il serait contre-productif d'essayer de comprendre le fautif, le pervers, lorsque il s'agit de le punir afin de s'en protéger ; pourquoi pas de l'empathie aussi... l'humanité du psy à ses limites... la sécurité avant tout !
En tout cas, pour Marie France Hirigoyen, rappelons le, psychiatre de son état, l'étude de la pathologie semble très secondaire, le comportement, l'apparence, étant force d'explication, ou de l'effet sans cause, sorte de génération spontanée de l'agir : « La perversité ne provient pas d'un trouble psychiatrique, mais d'une froide rationalité combinée à une incapacité à considérer les autres comme des êtres humains ». Sans même relever l'incongruité d'une telle phrase dans la bouche d'un psy, serait-ce faire du mauvais esprit que de la considérer en soi comme perverse ? Ici, et donc soumis à notre mauvais esprit, nous pourrions voir à l'œuvre le déni, c'est-à-dire où face à la menace que représente l'autre, nous lui refuserions le droit à un narcissisme propre, à sa complexité, cela, bien entendu, afin d'expulser en lui nos plus bas instincts devenus pour l'occasion "froide rationalité". De ceci, nous pourrions voir également l'exemple de ce qu'est une "formation réactionnelle", autre mécanisme de défense et condition pour que tienne les aménagements caractériels, et donc la perversité, où nos tendances inacceptables sont substituées de manière durable en leur contraire, comme par exemple celui qui pour combattre son homosexualité, sa perversité, la rejeter, n'aura de cesse de fustiger ceux qui s'y adonne sans vergogne. Toutefois, ne connaissant pas Marie France Hirigoyen dont, c'est indéniable, la loi est un bienfait pour les personnes harcelées, je remiserais mon mauvais esprit en insistant bien sur le conditionnel de cette ébauche d'explication à tant de haine de la part d'une psy, explication peut-être elle aussi perverse, va savoir...
A présent, au rayon travaux pratiques, puisque le comportement semble le critère majeur d'évaluation du pervers narcissique, essayons de voir dans la réalité quotidienne s'il serait possible d'en identifier quelques représentants ? Cela, bien entendu, dans le but de s'en prémunir, ce pour quoi luttent à juste titre les défenseurs de l'appellation pervers narcissique. Nous laisserons de coté les petits chefs et autres tyrans domestiques aux effets destructeurs, fort bien décrit par nombre d'auteurs, à commencer par Racamier, et une multitude de site Internet, pour tenter de débusquer ceux de nos pervers les plus performants, ceux qui ont si bien réussi à instaurer la funeste relation d'emprise que celle-ci passe inaperçue sous couvert de pragmatisme social. Evidemment, il ne s'agit pas de généraliser, mais de voir si tel groupe, ou pratique socialement admise, permettrait au pervers ordinaire de s'exprimer en toute quiétude, échappant par là même au juste courroux de la loi.
D'abord, puisque le but comportemental du pervers ordinaire est d'exercer sur l'autre un contrôle omnipotent, il convient de s'interroger sur les motivations, le désir de l'homme de pouvoir, qu'il soit religieux, politique, ou financier. Mais redisons le bien, il n'est pas question de généraliser, juste de regarder si par hasard nous retrouvions dans les comportements des susdits ceux des marqueurs signant la perversité. Ensuite, l'autre est déshumanisé, privé de son narcissisme, simple support à celui du pervers, la relation ne pouvant se maintenir que si l'objet d'étayage remplit sa fonction de colmatage du moi, sans quoi il est jeté. De cela il n'y a pas de jugement moral, puisque l'objet, l'autre, ne peut exister qu'au service du pervers, tout puissant et reconnu comme tel. En somme, la figure paradigmatique de notre pervers ordinaire, c'est Dieu. Plus modestement, ce pourrait être ce grand patron qui, sans l'ombre d'un scrupule, se débarrasse de ceux flattant moins son narcissisme avide de reconnaissance, de colmatage, que dorénavant quelque actionnaires cacochymes, la rentabilité, et ceux qui y souscrivent, manipulables, faisant office d'objet d'étayage. Peut-être, aussi, est-il possible d'en dénicher dans la politique, parmi ceux considérant l'électeur comme un simple objet malléable au service d'un idéal grandiose : le moi de notre homme ou femme politique, etc... En somme, ceux exerçant un pouvoir et pour qui le respect d'autrui n'est qu'un concept sans substance, même si cela peut sous-tendre d'autres pathologies, sont de possibles pervers ordinaires, et ça fait pas mal de monde.
Pour finir, rapidement, il est à noter que la grande majorité des cliniciens prenant en compte les états limites en soulignent la croissance exponentielle dans leurs consultations. De là, certaines voix de psychanalystes, et pas des moindres, s'élèvent pour dire que l'enjeu de la psychanalyse contemporaine est d'adapter sa pratique, jusque alors dédiée aux structures établies, à cette nouvelle réalité. Cela pour dire que perversion et perversité sont dans l'air du temps, et peut-être tenterons nous de comprendre pourquoi. En attendant, le seul conseil que l'on puisse donner à qui se voit la cible d'un pervers ordinaire, ou narcissique, ou paranoïaque, peu importe, c'est fuir. Quant à ceux déjà sous emprise, qu'ils n'hésitent pas à demander de l'aide, psy ou association, pour s'extraire d'une relation où ils ont tout à perdre et rien à gagner. Evidemment, si la relation est institutionnelle, que le système soit pensé par et pour le pervers, c'est plus compliqué. Disons qu'il serait bon d'être méfiant à l'égard de tout système prônant une adhésion inconditionnelle à un ordre qui ne se pense plus, qui va de soi, et de ne pas perdre de vue ce mot aux couleurs un peu passéistes, humanisme, où même le pervers est un être humain, pas seulement l'objet à abattre, sans quoi nous prenons le risque de le rejoindre.
GG