On considère habituellement le masochisme comme étant le fait de trouver du plaisir dans la souffrance, qu'elle soit physique ou morale. Or, ce n'est pas exactement cela, car le plaisir provient des conséquences de la douleur, pas de la douleur elle-même ; le masochiste est comme tout le monde, lorsque son corps ou son âme sont agressés, il souffre, il a mal, ce qui à l'instar de chacun génère une excitation psychique, et c'est de cette excitation qu'en certaines circonstances il trouvera sa jouissance. Par ailleurs, il est difficile de parler du masochisme comme d'un bloc et, en creusant un peu la question, j'ai le sentiment qu'il existe autant de masochismes qu'il y a de masochistes. Finalement, c'est un peu comme la psychanalyse, où derrière de grands courants l'on trouve autant de pratiques qu'il y a de praticiens, sorte d'art ne se justifiant que par la singularité de qui en éprouve la nécessité. D'ailleurs, en parlant d'art et au contraire de Freud, Deleuze séparera le sadisme et le masochisme en ce que ce dernier relèverait d'une aspiration esthétique, entre autre, ce qui pour autant ne garantit pas la qualité de l'œuvre (comme en psychanalyse), alors que pour Deleuze, « l'inspiration de Sade est d'abord mécaniste et instrumentaliste ».
Disons d'abord que le terme masochisme fut élaboré par le psychiatre austro-hongrois Richard Freiherr von Krafft-Ebing (1840 - 1902) à partir du nom de Leopold Ritter von Sacher-Masoch (1836 - 1895) qui décrivit ses fantasmes désormais masochistes dans un roman intitulé « La Vénus à la fourrure ». D'ailleurs, Sacher-Masoch ne fut pas très heureux de cet honneur que lui fit Krafft-Ebing de désigner à partir de son nom ce que l'on considèrerait dorénavant comme une perversion sexuelle. A cet égard, il me semble aussi percevoir derrière l'appellation masochiste comme un jugement de valeur, une connotation morale qui, à l'instar de l'homosexualité, se voit qualifiée de perversion, alors qu'il s'agit simplement de trouver son plaisir différemment du commun. La question est par conséquent de savoir s'il y a du mal à se faire du bien en se faisant mal ? Cela étant, comme dans le roman de Sacher-Masoch, cette question n'a d'intérêt que dans le cadre d'un masochisme sexuel assumé, ce qui est bien loin d'être toujours le cas, tant sur le versant sexuel qu'assumé, notamment pour ce qui est du masochisme moral où le terme perversion semble bien excessif, à moins de juger tout ce que l'on considère de dérèglement psychique comme une perversion, sans même parler de la notion de dérèglement comme cause d'une pratique inhabituelle, dite déviante.
Freud désignera ainsi trois formes de masochisme : érogène, féminin, moral. Le masochisme érogène serait primaire, c'est-à-dire l'expression même de la pulsion, en l'occurrence celle d'une rencontre entre pulsion de vie (libido) et pulsion de mort, qui s'exprimeraient donc librement, non encore liées par le principe de réalité, avec pour conséquence une excitation sexuelle directement associée à la douleur. Quant au masochisme féminin, lui aussi sexuel, donc tout autant érogène, il serait de placer le sujet, homme ou femme, dans une position de soumission à laquelle serait associée une certaine souffrance, ce que donc l'imaginaire social perçoit de la position féminine. Notons que si l'on peut regretter cet état de fait concernant l'image de la féminité au temps de Freud, je ne suis pas persuadé qu'aujourd'hui cela ait beaucoup changé, même si les modalités de soumission sont un peu différentes, sans quoi les mouvements féministes n'auraient plus de raison d'être, et nous en sommes encore bien loin. Mais insistons sur ce que les hommes soient tout autant concernés par ce masochisme que les femmes. Par ailleurs, la distinction entre masochisme érogène et féminin me semble fort mince, sinon artificielle. En effet, l'un et l'autre aboutissant à la satisfaction sexuelle, donc érogène, ce qui au passage pourrait nous laisser douter quant à l'implication de la pulsion de mort dans cette histoire, il est tout aussi notable de constater que la douleur doit être contextualisée, plus ou moins, pour que de l'excitation y étant associée le sujet puisse en retirer du plaisir, c'est à dire qu'il y ait une mise en scène, fut-elle postérieure à la douleur. Dès lors il devient difficile de parler de processus primaire, l'appareil préconscient-conscient étant nécessaire pour que s'établisse un lien entre le stimuli douloureux et l'excitation sexuelle. A cet égard, j'ai relevé ce propos dans un forum internet consacré au masochisme : « si on me pince fortement les seins à "froid" j'ai mal . Si je suis dans un état d'excitation sexuelle cette sensation va être interprétée par mon cerveau comme un stimuli ». Peut-être, alors, devrions-nous considérer une seule forme de masochisme sexuel que l'on pourrait simplement dire érotique, où l'Eros ne peut se défaire du mythe, de l'image, qu'il soit féminin ou masculin.
Cela étant, l'appellation « masochisme féminin » est intéressante en ce qu'elle renvoie à cet autre pan de l'imaginaire social concernant les sexes, avec, si l'on peut dire, son pendant masculin : « le phallus ». Le phallus, sans réalité matérielle, donc à distinguer du pénis, est l'organe symbolique associé à une certaine image de la masculinité, c'est-à-dire comme symbolisant la loi, l'autorité, la puissance souveraine... et, pareillement au masochisme féminin, concernant donc aussi bien les hommes que les femmes. D'un coté la soumission, de l'autre la puissance (ce qui ne signifie pas sadisme pour autant). Sans plus avant disserter sur le bien fondé de ces appellations, remarquons toutefois que c'est le phallus qui est associé à la perversion, ou plus exactement son absence. Le pervers frappé de perversion, et non pas de perversité (voir l'introduction au débat : Pervers narcissique, 4ème paragraphe -Lien-), est celui qui confond pénis et phallus, refusant que maman soit privée de l'organe en question et déniant par là même le sexe féminin. Ainsi, lorsque notre pervers se retrouve confronté à un sexe féminin, submergé d'angoisse par cet inconcevable, il ne peut produire qu'une réponse délirante avec pour conséquence une sexualité aberrante. Il pourrait donc sembler curieux d'associer le masochisme féminin à de la perversion, puisque le masochiste entérinerait lui-même sa castration (symbolique) en adoptant une position de soumission dite féminine, ce qu'il est possible d'entendre comme un rejet du phallus, peut-être dénié, refoulé, ou tout simplement mis à l'écart, une sorte de rejet de l'ordre symbolique, de la loi, du « nom du père ». Evidemment, l'on pourrait aussi dire, à l'inverse, que le masochiste attribue un phallus à la femme, devenant ainsi dominatrice et endossant dans le n'importe quoi une fonction paternelle fantasmée, autoritaire et sévère. Ainsi, la femme deviendrait celle qui édicte la loi et punit le contrevenant, le terme « maitresse » prenant ici tout son sens.
Mais tout cela pose quand même de nombreuses questions, notamment en terme de structure, si toutefois l'on voulait absolument caser nos sujets masochistes dans une structure donnée, ce qui semble pour le moins illusoire. Rappelons que tout le monde (psychanalytique) est à peu près d'accord pour dire que le psychisme humain s'organise selon trois grands types de structures, sauf certains lacaniens pour qui la seule structure est celle du langage. Là encore, beaucoup s'entendent dans les grandes lignes sur la définition des structures névrotiques et psychotiques, la troisième étant selon les écoles, soit perverses, soit limites, cette dernière pouvant aussi être comprise en tant qu'astructurations (voire le tableau sur les structures de la personnalité, d'après Bergeret, à la fin du texte « Les états limites » -Lien-). Quoi qu'il en soit, la perversion entre dans la troisième catégorie structurelle, que l'on dira ici comme s'intégrant dans celle des états limites, parmi bien d'autres personnalités, celle perverse étant la plus proche de la lignée psychotique (in La personnalité normale et pathologique, Bergeret). Mais ce qui importe est de savoir que ces trois entités structurelles impliquent des organisations psychiques radicalement différentes les unes des autres, et qu'il semble bien difficile d'intégrer le masochisme dans une seule d'entre elles, notamment pour ce qui concerne le rapport entre masochisme et sadisme, parfois avéré (sadisme retourné contre soi) et d'autres non. Par exemple, un masochiste pervers (état limite) n'a rien à voir avec celui pris dans une angoisse de castration (névrotique), le premier étant soumis de manière sous jacente à la honte et le second à la culpabilité (voire l'introduction du débat : La culpabilité -Lien-). Autrement dit, il n'y aurait pas un masochisme, mais de nombreuses formes, qu'il s'agisse de masochisme moral ou érotique, la branche perversion n'étant qu'une de ses formes au sein du registre érotique. En somme, ni plus ni moins que dans la sexualité en général, qu'elle soit homo ou hétéro. Sans doute faut-il voir là le grand flou qui dans la littérature psychanalytique enveloppe le masochisme, chacun se focalisant sur un aspect singulier de la question, mais échouant à toute conceptualisation globale.
Au fond, chaque hypothèse concernant le masochisme érotique, depuis Freud, semble à peu près fondée, et il y en a bon nombre, mais ne pouvant faire généralité. Quant au masochisme moral, consistant pour le sujet à créer une situation induisant chez lui de la souffrance psychique, hors du champ sexuel, je serais plus réservé. Déjà, nous constaterons la forte propension de chacun à étiqueter l'autre en tant que déviant (cinglé) lorsque ce dernier s'adonne à des comportements qui chez nous génèrent de l'angoisse et chez lui du plaisir. Par exemple, afin d'illustrer notre débat, j'ai placé sur l'affiche de celui-ci une femme en prise avec un appareil (de fitness) qui pour nombre d'entre nous s'apparente tout bonnement à un diabolique engin de torture, et sur lequel il faudrait nous maintenir pieds et poings liés. Pourtant, la dame a l'air contente d'avoir dépensé ses sous pour ce truc de malade, par surcroit d'une esthétique douteuse. Force alors me sera de conclure qu'elle est « maso », et elle de penser que je suis un âne. Et encore, je ne parle pas des sports extrêmes, ou de certaines pratiques religieuses, quoi que là nous puissions légitimement nous interroger, la religion entretenant des liens très étroit avec le masochisme, tant moral qu'érotique. Songeons aux pratiques de contrition, ou à certains récits de martyrs pour qui la souffrance était un moyen de jouissance, aussi bien morale que sexuelle, et que dire du sacrifice de sa sexualité au nom du Père. Toujours au registre de la réserve, comme quoi la plus grande prudence devrait s'imposer avec l'étiquette de masochisme moral, cette remarque de Michel de M'Uzan : « La recherche de l'échec, de la peine, l'assouvissement d'un besoin profond de châtiment, c'est bien avec cette trame commune à la plupart de ses patients que l'analyste a essentiellement à faire » (in De l'art à la mort). Si l'on ajoute ceux des masochistes heureux éprouvant du plaisir suite à la douleur, c'est-à-dire n'ayant aucune raison d'aller chez le psy, plus tous ceux qui ont besoin d'un maitre pour exister, plus les jouisseurs de la modestie, etc. et l'on finirait par se demander si la majorité d'entre-nous ne serait pas quelque peu masochiste ? En somme, dans la mesure où le symptôme est reconnu parce qu'il produit de la souffrance, que ledit symptôme peut être considéré comme une défense visant à maintenir l'angoisse à distance, la plupart de nos symptômes psychiques (sans cause organique) pourraient alors être compris comme participant du masochisme moral, qu'il s'agisse de l'obsessionnel, de l'hystérique, du dépressif, des affections psychosomatiques, des conduites addictives, etc... bref, la notion même de masochisme moral me semble fort discutable.
Donc, laissant comme son nom l'indique le masochisme moral aux moralisateurs, il me semble intéressant de faire part d'une hypothèse induite par des réflexions de Michel de M'Uzan concernant certaines formes de masochisme sexuel, avec toutefois cette réserve préalable de de M'Uzan : « Comment la souffrance physique mène-t-elle à la jouissance ? Là dessus on ne peut guère avancer que des hypothèses ». Il s'agirait donc, pour reprendre l'expression de Michael Balint, d'une sorte de « défaut fondamental » dans les processus d'individuation, au tout début, lors de la formation du moi, lorsque le nourrisson commence à percevoir de l'extérieur à lui-même, où s'impose donc pour l'enfant la nécessité de protéger son moi naissant. En effet, comme le disait Freud, « l'objet nait dans la haine », c'est-à-dire, à peu de chose près, au moment de la transition entre le milieu intra-utérin, protégé, et le dehors où dorénavant la survie de l'enfant dépend d'objets extérieurs, à commencer par le sein maternel, un sein qui tôt ou tard se révèlera menaçant en ce que l'enfant n'en a pas la maitrise. En somme, tant que l'objet est là, comme dans le ventre maternel, l'enfant n'a pas à le distinguer de lui-même, l'existence de l'objet (le sein) ne devenant manifeste que de par son absence, redoutée, et finalement haïe. Ainsi, peu à peu, se forment les frontières du moi, et plutôt que de dire dans la haine, contentons-nous de dire dans la souffrance (voire l'introduction au débat : La haine -Lien-). De là, par l'ambivalence de l'objet aimé et haï tout à la fois, l'enfant développera une sorte de destructivité qui deviendra coupable à mesure que se forme son moi, passant selon Mélanie Klein de la position « schizo-paranoïde » à celle « dépressive ». C'est donc dans ce grand fracas où l'homéostase voisine avec la souffrance, la haine, la colère et la destructivité, que se forme le moi du sujet. Or, en cas d'inachèvement de ce processus d'individuation, le moi du sujet conservera une sorte de destructivité fonctionnelle associée à sa propre souffrance. Ainsi, pour achever ledit processus, distinguer sans ambiguïté son moi de l'autre (l'objet), le sujet peut être amené à rejouer cela, allant jusqu'à établir un contrat avec un tiers persécuteur qu'il aura en quelque sorte lui-même créé afin d'inscrire dans la douleur, comme il se doit, les frontières encore mal définies de son moi.
Pour finir, il me semble important d'insister sur cette notion de contrat, soulignée par Gilles Deleuze, que le masochiste passe avec son sadique de service, contrat par lequel le persécuté impose sous une apparente soumission la forme des sévices que l'autre devra sans tergiverser lui infliger. Ainsi, le masochiste est-il son propre bourreau, le tiers n'ayant de valeur qu'en tant qu'objet nécessaire à la distinction moi-non moi. Mais comme dit plus haut, il y a autant de masochismes que de masochistes, et une seule hypothèse ne parviendra pas à cerner ce qui, au fond et à divers degrés, concerne nombre d'entre nous. J'ajouterais, juste, que je fus surpris en m'intéressant à ce thème, et allant voir sur des forums de discussion consacrés au masochisme, par la qualité inhabituelle pour internet de certaines conversations, laissant penser que, sans même entrer dans son argumentation, Deleuze ait au moins en partie raison pour ce qui est d'une volonté esthétique associée au masochisme, même si comme toujours il est difficile de généraliser.
GG