La Faute, ici, résulterait donc du conflit entre l'autorité, Dieu le Père, l'Autre, et de qui la réfute afin de l'incarner à son tour, cela en s'emparant du savoir. A propos du rapport pouvoir-savoir, Michel Foucault dit ceci : « Il n'y a pas de relations de pouvoir sans constitution corrélative d'un champ de savoir, ni de savoir qui ne suppose et ne constitue en même temps des relations de pouvoir... ». Autrement dit, le savoir est en lui-même générateur de conflit, et inversement. Celui qui sait est par nature le prescripteur de la norme, il sait ce qui est bien et mal, bon ou mauvais, son savoir est alors force de loi, et la seule chose que l'on peut y opposer est la constitution d'un savoir complémentaire que l'on pourrait alors qualifier d'utopique, c'est à dire encore pensable et réfutable, puisque non encore éprouvé en tant que norme. En somme, s'il y a nécessité au conflit, que l'autorité jusque là référente refuse l'ordre naturel voulant qu'il y ait une relève, le combat ne peut alors être que destructeur, c'est la parole divine contre la parole profane, la certitude de ce qui n'a plus besoin d'être démontré contre ce qui n'est encore qu'une hypothèse blasphématoire, fautive en soi. Contredire la norme n'est pas chose facile, car l'on devient alors à soi même sa propre norme. Autrement dit, si la jouissance d'être à soi même son propre idéal ne nous permet pas de constituer une réalité nettement plus satisfaisante que celle qui nous était proposée sous les auspices de quelconque transcendance, on risque de se retrouver bien seul, avec pour résidu du message d'autorité l'affirmation de notre faute, à commencer par le fait d'avoir douté, condamné dorénavant à la soumission, ou à l'errance, seul. Tout ça n'est pas très bon en terme d'image de soi, la faute désormais chevillée au corps, et peu importe de savoir qui détient la « vérité », celle-ci s'affirmant de fait dans la maîtrise du pouvoir. Toutefois, parler ici de culpabilité comme résultant de l'échec total ou partiel dans la conquête du pouvoir me semble impropre, car la sanction est alors d'avoir failli au regard de son ambition. C'est par conséquent l'estime de soi qui est blessée, le terme de honte étant donc plus approprié que celui de culpabilité. Il en va de même pour l'éventuel remord d'avoir détruit l'incarnation de l'autorité précédente, ou, à l'inverse, de ne pas s'être senti à la hauteur, quelle qu'en soit les « raisons », pour revendiquer une place que l'on pressentait devoir nous revenir.
Je crois qu'il est important de distinguer honte et culpabilité, cette dernière renvoyant à la peur d'une sanction provenant de l'extérieur, divine ou incarnée, réelle ou fantasmée. C'est en quelque sorte la peur du gendarme, du représentant d'une loi que l'on a transgressée. Pour ce qui est de la honte, la sanction est déjà là, infligée par le sujet lui même, celle de sa propre indignité, où l'on s'impose le constat d'un moi incapable de rejoindre à son idéal, petite crotte rêvant d'étoiles et s'infligeant la cruauté du miroir. Cela dit, la honte ne protège pas de la culpabilité, et inversement, mais le prima de l'une ou de l'autre n'a pas les mêmes implications en terme de structure de la personnalité. Ainsi, la culpabilité, postulée par beaucoup comme universelle, supposerait une seule et même structure pour chacun, une seule manière d'être, en l'occurrence névrotique, issue du conflit œdipien, avec angoisse de castration (sanction venant de l'extérieur), mais que faire des autres, la majorité, ceux du camp de la honte, ou encore de ceux qui quoi qu'il arrive n'éprouvent ni l'une ni l'autre ?
La chose est dite, la culpabilité concerne les structures névrotiques, œdipiennes, et n'est donc pas universelle. Lorsque l'on évoque ledit sentiment c'est généralement qu'il y a malaise, une gène invalidante diffuse, une souffrance sans nom, qu'il s'agisse d'ailleurs de honte ou de culpabilité. C'est donc pour grande part de sentiments inconscients dont il est question, confus, que l'on habille du même vocable dicté par notre culture, coupable, au risque de passer à coté de l'authenticité de notre émoi, de demeurer dans la confusion des sentiments, alexithymique, ce qui n'est pas d'un excellent présage quant à l'éventuelle sortie de l'angoisse corrélative, où l'on devra se contenter d'un emplâtre au pourtour d'une plaie mal identifiée, celle-ci condamnée à demeurer vive, même si elle irradie un peu moins. Seul le langage, le symbolique, nous permet de décoincer le réel en souffrance, et l'on ne s'adresse pas de la même façon à la honte ou à la culpabilité.
Concernant donc la culpabilité, elle est la conséquence de l'instauration du surmoi lors du conflit œdipien, où l'enfant s'approprie ce qu'il imagine de l'idéal parental, s'identifie, reprenant à son compte ce qu'il perçoit des exigences et des interdits parentaux, incorporant en fait le ou les surmois de ses principales figures d'attachement, d'où le peu de rapport entre la sévérité objective des parents, généralement le père, et ce que l'enfant en retiendra pour lui en tant que valeurs morales exigeantes et sévères. Le moi idéal, jusque alors zone inconsciente du moi et dominant celui-ci sous l'égide du principe de plaisir, se transforme alors en un idéal du moi contraint au « dialogue », sinon au conflit, avec un surmoi qui place au devant de la scène psychique son intransigeance féroce au vu du principe de réalité. Partant, l'idéal du moi a tout intérêt d'être un fin diplomate s'il tient aux petits plaisirs improbables et transgressifs qui font en partie le sel de la vie, car il n'est plus question de plaisanter ou de prendre à la légère le principe de réalité, le surmoi veille, procureur de justice, prêt à nous accuser au moindre faux pas, faisant de nous des coupables et imprimant au plus profond de nos âmes désormais tourmentées la peur du châtiment.
Quant à la menace de sanction, nous avons vu que le surmoi se constitue dans l'idéal de l'autre, lui même forgé à partir d'autres idéaux, etc... Ainsi, bien que le surmoi soit notre création, nous nous retrouvons face à ce paradoxe, propre aux phénomènes transitionnels, d'avoir créé ce qui était déjà là, puisque notre surmoi est l'incarnation en nous de celui de l'Autre, c'est à dire intermédiaire entre le moi et le non-moi, nous accusant de l'intérieur, mais redoutant la sanction de l'extérieur, ou l'inverse, ou les deux, peu importe, mais où se confondent le dedans et le dehors, sans pour autant appartenir ni à l'un, ni à l'autre. Face à cette menace difficilement identifiable, angoissante, ne reste plus qu'à mettre fin soi même à l'infernale attente de la punition, devancer le désir de l'Autre en se contraignant à la faute par quelque passage à l'acte afin de lever l'angoisse, à même désormais de se défendre d'une culpabilité éprouvée dans la réalité, prêt à accueillir ou à luter concrètement contre la menace de sanction. A moins que l'on ne s'adonne à quelconque obsession en ritualisant des comportements censés maintenir l'angoisse à distance, ou, dans le même registre (névroses obsessionnelles), lorsque le surmoi imprime une telle pression sur le moi que ce dernier ne parvient pas à se sortir d'idées obsédantes chargées de culpabilité.
Notons cependant qu'en cas d'un surmoi insuffisamment constitué, comme c'est le cas dans les organisation limites de la personnalité, lignée narcissique et non plus œdipienne, honteuse et non pas coupable, le moi doit alors s'en remettre au moi idéal, archaïque, dominé par le principe de plaisir, pour prendre en charge la réalité, ce qui n'est pas sans causer quelques soucis en matière d'adaptation. Bref, le surmoi n'est pas que méchant, même s'il n'est pas très sympathique.
Ici, chez l'état limite, narcissique, la culpabilité ne peut être que lointaine, l'instance accusatrice, le surmoi immature, n'ayant que peu de prise sur un moi tout puissant qui se condamne tout seul en réponse au jugement de l'Autre, ce dernier signifiant au sujet l'écart irréductible entre son idéal et sa réalité nettement moins glorieuse. Autrement dit, la cause de la honte résulte de l'impossible dialogue entre l'intériorisation du jugement de l'Autre, supputable dans le miroir, et un moi idéal qui aura bien du mal à ne pas s'effondrer devant cette réalité (menace de dépression). Là où le moi peut s'en référer aux règles pour rejoindre à son idéal (lignée œdipienne), quitte à les contourner, s'exposant ainsi à la sanction, où le moi est pour ainsi dire introduit au cœur du système (transitionnel) qui régit sa réalité, par contre, le moi de l'état limite, lui, n'a en quelque sorte pas accès aux instances du procès qui le condamne, il subit, et s'il se révolte, au fond, il ne sait pas contre quoi, luttant en aveugle contre la menace de son effondrement, nommant ladite menace, à tort, culpabilité. Toutefois, si la révolte en question ne conduit pas à une sorte de déni de l'altérité, de la différence des sexes (perversion), ou du narcissisme de l'autre (perversité), l'on peut néanmoins supposer que le sujet limite qui tend à se rapprocher de la lignée névrotique, entraperçue, retire lui aussi un bénéfice opérationnel en terme de savoir de sa confrontation à l'autorité. Pour autant, bien que tentant d'imiter ce qu'il entrevoit des structures œdipiennes, ses réponses, tout autant que le savoir ainsi constitué, ont certes toutes les chances d'être inappropriées au regard de sa honte, mais à même de produire un savoir particulièrement original, à la fois proche et décalé de la réalité, en marge. Nous pourrions donc dire que l'état limite de « caractère névrotique », bien que n'appartenant pas à ladite structure, ait parmi les armes à sa disposition, afin de lutter contre son angoisse, celle d'une créativité qu'il doit alors contraindre à une activité quasi permanente, autrement dit exacerbée. Cela devrait donc nous inciter à penser que l'essentiel de la production artistique ne soit pas le fruit de processus de sublimation, propres aux structures névrotiques, comme il est d'usage de le croire, mais plutôt la conséquence de formations réactionnelles (transformation du caractère où les tendances inacceptables sont substituées en leur contraires, par exemple l'altruisme en place de l'égoïsme) particulièrement couteuses en matière de dépense énergétique, et qui font partie des défenses privilégiées des organisations limites de la personnalité. Le savoir ainsi constitué, singulièrement riche, qui, comme le soulignait Freud à l'instar de la sublimation, à aussi pour visée la reconnaissance du (d'un) groupe social, peut maintenir ce que le sujet interprète en terme d'indignité du jugement de l'Autre à une distance raisonnable de sa réalité, bien que la honte, et non pas la culpabilité, demeure comme une chape dont l'étayage qui la maintient à distance doit être entretenu en permanence, sous peine d'effondrement.
Pour finir, afin d'illustrer le fameux rapport pouvoir-savoir avec la culpabilité, voici une phrase extraite d'une chronique de Monique Hébrard parue dans le journal la Croix : « ceux qui n'ont pas mis les pieds à l'église depuis des lustres sont les premiers à être atteints par ce mal sournois (la culpabilité) ». Autrement dit, si tu veux échapper au funeste sentiment qui te ronge l'âme pour cause d'absentéisme quant à tes devoirs d'adoration et de soumission envers le Seigneur, sans oublier ta contrition, suite à laquelle tu recevras le juste châtiment de n'avoir pas été à la hauteur des préceptes divins, indiscutables, irréfutables, il ne te reste plus qu'à rejoindre le troupeau, brebis égarée en un monde dont tu n'as pas la connaissance. Quoi d'étonnant, alors, hors raison, que tu y commettes des fautes dont seul ton Maître, dans son infinie miséricorde, est à même de t'absoudre ? Où l'on comprendra que plus tu affirmes ta soumission en des actes signifiants, quitte à sombrer dans le ridicule de rituels obsessionnels qui t'aliènent à l'instance pardonnante, et plus tu seras déchargé des fautes que l'on ne peut que reprocher avec bienveillance à l'être irresponsable que tu es, juste un enfant quelque peu turbulent, mais qui sait sa place de dévot, seul savoir nécessaire. Monique Hébrard, qui perçoit malgré tout la perversité du procédé, mais toujours pour les autres, jamais pour soi, nous dit aussi : « Elle peut être aussi le refuge (l'église) de personnes non matures qui ont besoin de faire porter le chapeau du jugement de leurs actes à un tiers, au lieu de l'assumer ». Mais alors, quel est le sens de la confession pour les personnes « matures »?
Que l'on ne s'y trompe pas, ce procédé n'est pas l'apanage de l'église. Tous les pouvoirs, religieux, civils, familiaux, judiciaires, scolaires, etc., usent tout ou partie dudit procédé, surfant d'ailleurs bien moins sur la culpabilité que sur la honte, la culpabilité supposant d'être déjà passée par la révolte, alors que la honte ne nécessite que de mettre en place une solide fonction d'étayage. Pour autant, nous voyons que les Ecritures prennent en compte les deux entités structurelles, affirmant par là même la nature ambidextre du divin, d'où la nécessité de plusieurs transcripteurs modestement humains, cela, bien entendu, dans un louable souci de justesse
GG